La cave aux alcools
Voila un conte très inspirant, écrit par François Delivré, conteur et sculpteur.
Il était une fois un homme qui s’habillait de pantalons en velours et disposait de revenus corrects.
Un lundi matin, cet homme apprit qu’il n’avait plus que sept jours à vivre. Pourquoi allait-il mourir ? Maladie foudroyante, accident prédit par une voyante ou pressentiment de catastrophe naturelle? Cela n’a aucune importance pour notre histoire, inutile que j’en dise plus plus.
L’homme décida de ne rien en dire, ni à sa femme, ni à ses proches. Il demanda une semaine de congé exceptionnel à son entreprise. Puis, seul, il se demanda ce qu’il allait faire de ces sept jours, lui qui avait tant gâché ses journées depuis toujours ! Cette fois-ci, il fallait vraiment se mettre à utiliser au mieux les 10080 minutes qui lui restaient à vivre.
A vrai dire, l’organisation même de sa semaine fut le premier de ses soucis et il y passa tout son lundi, restant pour une fois chez lui et négligeant même son rituel quotidien : repasser son pantalon en velours. La tâche était devenue accessoire.
Vécut-il de belle façon ce jour-là ? Ça aurait pu, mais ça ne fut pas. Car celui qui planifie sa vie ne vit pas vraiment. Il se prépare juste à vivre et l’on peut légitimement penser que, lorsque le temps de vie est vraiment compté, il faut se concentrer sur l’essentiel. Et en premier lieu, en toute logique, apparaît la nécessité d’organiser le temps que l’on va passer à s’organiser, vous me suivez ? Cette pensée plongea l’homme dans des abîmes de réflexion sur le temps qu’il avait perdu à s’organiser bêtement pendant sa vie. Mais son naturel proactif reprit le dessus et il décida de consacrer la première de ses dernières journées à l’organisation de sa semaine restante.
Hélas, le soir du lundi, il comprit à quel point il avait déjà gâché la première des sept journées qui lui restaient à vivre. Comprenant la vanité de sa tâche, son moral tomba à zéro. Il tira alors de sa cave l’une de ses meilleures bouteilles de Bordeaux, se saoula, puis ôta son pantalon de velours et s’écroula sur son lit.
En rentrant de son propre travail, sa femme le trouva ivre mort, ronflant dans le lit conjugal. Comme il rapportait à la maison des revenus corrects, elle le laissa dormir.
Le mardi matin, l’homme se leva guilleret, décidé cette fois à occuper intelligemment son temps. Pour cela, il décida d’avoir recours à la philosophie. Que faire du temps inexorable qui s’écoule et conduit inévitablement à la mort, ne voilà t-il pas la seule, la vraie question qui devrait occuper le temps des humains ? Faut-il par exemple passer le temps à s’occuper de soi ou vaut-il mieux au contraire s’occuper des autres ? Faut-il vivre au mieux l’avant d’avant la mort ou préparer au mieux l’après d’après la mort ? Faut-il accepter stoïquement la mort ou vaut-il mieux se révolter ? L’homme passa son mardi matin à feuilleter les ouvrages des philosophes puis son mardi après midi sur internet pour savoir ce que disait la communauté humaine sur le sujet.
Vécut-il de belle façon ce jour-là ? Ça aurait pu, mais ça ne fut pas. La quête était trop immense et les approches trop contradictoires ! Le soir du mardi arriva, la nuit tomba et l’homme commença à éprouver une sourde angoisse. Il avait gâché sa seconde journée dans une réflexion stérile, comprenant que celui qui passe sa vie à philosopher ne goûte pas à la vraie vie. Epouvanté, il tira de sa cave l’une de ses meilleurs bouteilles de vin d’Alsace et se saoula. Puis il ôta son pantalon de velours et s’écroula sur son lit.
Le mercredi matin, l’homme se réveilla plein d’énergie. La mort ? On verrait bien. Seul comptait l’instant présent et son intensité. Il décida d’occuper le reste de sa semaine à n’importe quoi du moment que c’était intense. Oh oui ! Vivre tout ce qu’il n’avait pas osé vivre, expérimenter toutes les limites, oser tous les interdits. Dépenser, consommer, jouir, vivre intensément : vivre, vivre !
Ce que fit l’homme ce jour là ne peut donc pas vraiment être raconté – question de décence – sauf ce que l’homme fit d’abord : acheter un pantalon de lin (il en avait toujours rêvé, mais n’avait jamais osé). Tout le jour, l’homme ne fit donc que jouir, de tout ses sens, de tout son corps, de tout son esprit. Jouissances du corps et jouissances esthétiques. Jouissances saines et jouissances morbides. Jouissances racontables et jouissances non racontables. Grand 8 à la foire du trône, Crazy horse et tout ce qui s’ensuit, repas somptueux à la Tour d’argent, concours d’insultes au cirque d’hiver etc.
Vécut-il de belle façon ce jour-là ? Ça aurait pu, mais ça ne fut pas. Car le soir-même, alors qu’il s’apprêtait à vivre une soirée échevelée, l’homme fut atteint d’une soudaine rage de dents. Furieux contre la vie qui gâchait son plaisir par une souffrance inconvenante, il réveilla son dentiste à la nuit tombante et se fit soigner. Puis il rentra chez lui, épuisé de sexe (il faut finir par le dire), et par d’autres plaisirs de toutes sortes. Devant sa femme navrée, il s’effondra alors en pleurs dans son fauteuil et raconta tout. Il lui avoua que, quatre jours plus tard, il allait devoir dire adieu aux plaisirs de la vie. Que c’était injuste et triste ! Pourquoi quitter la vie, pourquoi ? L’épouse se mit à pleurer, ajoutant au désespoir de l’homme. Alors, il descendit à la cave et prit son meilleur whisky. Puis il se saoula, ôta son pantalon de lin et s’écroula sur son lit.
On en était au jeudi et, ce matin là, l’homme se réveilla avec une pensée terrifiante : après sa mort, sa vie privée allait être dévoilée à tous, violée sans doute. On allait découvrir son journal intime, ses lettres compromettantes, ses poèmes d’adolescence. Qui les lirait ? Peut être quelqu’un de très respectueux qui les jetterait. Mais cette perspective ne le tentait pas non plus : être mis à la poubelle ! On le jugerait, c’était sûr, et cela dès ses obsèques. Quelle image il allait laisser à la postérité !
Décidé à limiter les dégâts, l’homme pensa que le plus urgent était de trier ses papiers personnels et de ne laisser que ce qui était à son avantage. Il passa son jeudi à trier et jeter ce qui était compromettant.
Vécut-il de belle façon ce jour-là ? Ça aurait pu, mais ça ne fut pas car c’était mission impossible. Bientôt, le soir tomba. L’épouse, bouleversée, était partie chez sa mère pour se faire consoler et l’homme, plein d’un chagrin compréhensible, alla chercher à la cave son meilleur Cognac, se saoula, puis s’écroula sur son lit et s’endormit comme une masse.
Le vendredi matin, l’homme lâcha prise. Plein de rage, il maudit la vie parce que la vie était mauvaise puisqu’elle débouchait en définitive sur la mort.
L’homme maudit Dieu puis se ravisa. Dieu ? Avait-il pensé à Dieu ? Et si Dieu existait ? Et s’il allait être jugé ? Depuis longtemps, il avait jeté la religion aux orties mais … on ne savait finalement pas ! Des vieilles histoires lui revenaient en tête : saint Pierre à la porte du paradis, lui refusant peut être l’entrée… Des bribes du pari de Pascal lui revinrent alors en mémoire. Comment trouver grâce auprès de l’hypothétique juge souverain ? Comment racheter les erreurs de toute une vie ? L’homme passa son vendredi matin en visites chez un rabbin, puis chez un prêtre, puis chez un pasteur, puis chez un imam et enfin chez un maître bouddhiste. Et à chacun, il posait la question : « comment faire pour s’assurer de son au-delà au cas où l’au-delà existerait ? »
Hélas, tous ces hommes lui parlèrent de Dieu comme s’ils connaissaient Dieu, le pressant de changer de vie (il est toujours temps, disaient-ils) et de faire le bien autour de lui.
L’homme sortit très perturbé de ces entretiens mais décidé à passer de façon vertueuse les quelques heures qui lui restaient à vivre. Il consacra son après-midi d’abord à signer des chèques à toutes les associations qui lui demandaient de l’argent (sa pile de courrier était remplie de sollicitations). Puis il sortit, écouta poliment les propos confus de sa concierge, rendit visite à un ami qui se morfondait sur son lit d’hôpital et donna de gros billets à tous les mendiants qui le sollicitaient dans la rue, autant que lui permettaient ses revenus corrects. Certains le remerciaient, d’autres pas.
Vécut-il de belle façon ce jour-là ? Ça aurait pu, mais ça ne fut pas. Tout le bien fait autour de lui ne rendit pas l’homme heureux et il rentra chez lui à la nuit tombante, ne se saoula pas et veilla toute la nuit.
Le samedi, l’homme se réveilla donc épuisé. Il se sentait vide et aussi interrogatif que le lundi. Depuis qu’il avait pris conscience de sa mort, un cinquième du temps qui lui restait à vivre s’était écoulé. La seule différence avec le lundi, c’est qu’il ne lui restait plus à présent que deux jours à vivre, 2880 minutes. Dans son lit, l’homme écouta le tic tac de la comtoise du salon qui égrenait les secondes. Tic tac, une seconde en moins pour toi… Tic tac, une seconde en moins pour toi. Et cette succession mécanique avait des accents funèbres.
Vécut-il de belle façon ce jour-là ? Ça n’aurait pas pu, ça ne fut pas. Le soir du samedi arriva. Désespéré, l’homme descendit à sa cave et choisir son meilleur Champagne, ou plutôt ses meilleures bouteilles de Champagne car il comptait bien se souler à mort pour oublier sa triste condition. Il déboucha la première lorsque, en un éclair, une pensée étrange lui vint à l’esprit : il avait vécu cette semaine là pour lui ou pour les autres, mais jamais avec les autres.
Nous sommes tous à notre dimanche matin. Alors, qu’allons-nous faire du temps qui nous reste à vivre ?
Et bien moi, je vais vous dire ce que fit l’homme le dimanche. D’abord, il fit la grasse matinée et demanda à sa femme de lui apporter le petit déjeuner au lit (celle-ci, se sentant très coupable, était revenue se glisser dans les draps conjugaux dans la nuit). Prendre le petit déjeuner au lit avait été en effet l’un des rêves de sa vie mais il n’avait jamais osé le demander à sa femme.
L’homme écrivit ensuite quatre lettres – une pour chacun de ses deux enfants et les deux autres pour ses amis les plus chers -pour leur dire combien il les aimait. Il appela quelques autres personnes proches et leur parla cœur à cœur.
Puis il partit se promener dans un lieu planté de grands arbres et parla à Dieu cœur à cœur, non pas pour obtenir une faveur quelconque après sa mort, mais juste pour le plaisir, pour le remercier de tout ce qu’il avait reçu de bon dans sa vie et le prier de lui pardonner toutes ses erreurs et toutes ses fautes.
Il passa ensuite à son bureau, bien que ce fût le dimanche, et traita quelques affaires urgentes que lui seul pouvait régler efficacement et rapidement.
Durant le repas de midi (arrosé de son meilleur Bourgogne), il prit le temps de chercher le sens exact du mot « procrastination » sur sa tablette électronique car il n’est jamais trop tard pour apprendre.
L’après midi, il fit une bonne sieste et prit un long moment pour jouer avec les enfants du voisin. Puis il retourna aux urgences dentaires parce que sa dent lui faisait toujours mal et qu’il valait mieux passer sa dernière soirée sans souffrir.
Le soir enfin, il regarda « Les parapluies de Cherbourg » et sa femme était pelotonnée contre lui sur le canapé, toute émerveillée de ce moment de tendresse comme elle n’en avait pas vécu depuis longtemps.
Enfin, après avoir tiré de sa cave une vieille bouteille de mirabelle qu’il avait gardée pour les grandes occasions, il se coucha le cœur léger, fit l’amour avec sa femme en lui disant qu’il l’aimait, et s’endormit le cœur serein en se disant qu’il avait vécu ce dimanche-là l’une des meilleures journées de sa vie, car il avait aimé et été aimé, il avait donné l’amour et accepté l’amour.
L’histoire ne dit pas si l’homme mourut le lundi suivant comme on le lui avait annoncé huit jours plus tôt. A vrai dire, cela n’a aucune importance.
François Delivré